Ci-dessous, un article un peu pointu, mais révélateur de l'état d'esprit de nos décideurs!
L’arrêt du programme ASTRID : une étude de cas de disparition de l’État stratège
Article publié dans la revue "Progressiste, Science Travail & Environnement le 22 septembre 2019.
Yves Bréchet, membre
de l’Académie des sciences, nous livre sa réflexion après la décision
de la France d’arrêter la recherche scientifique pour les réacteurs
nucléaires du futur. Un texte sans détour, en exclusivité pour la revue
Progressistes.
Par Yves Bréchet*
L’électricité
joue un rôle fondamental dans nos sociétés depuis un siècle, et donner
accès à ses bénéfices est une signature du développement industriel et
sociétal d’un pays. Il s’ensuit naturellement qu’elle ne peut être
considérée comme une marchandise parmi d’autres, aussi bien parce
qu’elle est difficilement stockable que parce qu’elle nécessite des
investissements lourds pour la produire, la transporter, la distribuer.
C’est pour cela que dans l’après-guerre, la République française a
décidé d’en faire une mission régalienne. Cette décision a permis
l’électrification du pays, le développement de l’hydroélectricité et,
pour répondre à la crise pétrolière des années 1970, le déploiement du
programme électronucléaire Français. Grâce à des serviteurs de l’État
exemplaires comme Marcel Boiteux, nous avons hérité d’un parc
électrogène et d’un réseau de distribution exceptionnel qui de surcroît
positionne la France au meilleur niveau de la lutte contre le
réchauffement climatique. Une certaine idéologie a voulu sortir de cette
dynamique, qui était issue de la nécessité d’un bien commun, et
soumettre l’ensemble aux lois du marché selon le dogme que le marché
conduit nécessairement à des solutions optimisées.
Il
faudra un jour faire un bilan de cette injonction doctrinaire mais une
caractéristique des idéologies, quelles que soient leurs couleurs, est
qu’elles sont rétives à la comparaison aux faits. Le découplage de la
production et de la distribution pour cause de concurrence européenne,
la nécessité de donner accès au parc hydroélectrique lors même qu’il est
indispensable et tout juste suffisant pour stabiliser le réseau
électrique mis à mal par la pénétration à marche forcée des énergies
intermittentes, et plus récemment le choix ahurissant de se séparer de
notre industrie des turbines, dans un pays ou l’énergie électrique est à
90 % nucléaire ou hydraulique, devraient suffire pour démontrer à quel
point l’État a cessé d’être un État stratège pour devenir un bouchon
flottant au fil de l’eau, le courant dominant étant la logique
budgétaire, et les turbulences les effets de modes et les pressions
électorales, ce qui nous amène fort loin des grands noms qui ont
réindustrialisé la France dans l’après-guerre. Ces exemples nous
montrent aussi, sans que cela puisse nous rassurer, à quel point cette
tendance de fond transcende les partis politiques. La récente décision
du gouvernement d’arrêter le projet ASTRID de réacteur à neutrons
rapides est un cas d’école de démission de l’État, dans une vision
court-termiste dont on peut raisonnablement se demander ce qui l’emporte
du désintérêt pour l’intérêt commun ou de l’ignorance patente des
aspects scientifiques et industriels de la question.
UN SYSTÈME ÉLECTRIQUE ROBUSTE ET COHÉRENT
Dans
le tournant du millénaire, nos prédécesseurs nous ont laissé un système
électrique de grande qualité. La France dispose d’un parc
électronucléaire de 58 réacteurs qui contribue pour 75 % à sa production
d’électricité – un cas exemplaire d’électricité à 90 % décarbonée ! –
et qui en fait du pays un des meilleurs élèves de la planète en matière
de lutte contre le réchauffement climatique. Ayant une énergie
électrique à 90 % déjà décarbonée, on pourrait penser qu’une véritable
politique environnementale pour lutter contre le réchauffement
climatique pourrait utiliser les moyens de l’État autrement qu’en
essayant de décarboner une électricité déjà décarbonée ! On pourrait
même penser que l’électrification du transport et la rénovation
thermique des bâtiments pourraient être une priorité. Mais c’est sans
doute trop simple pour de puissants esprits formés à l’ENA.
L’énergie
nucléaire nécessite une denrée qui n’est pas inépuisable, l’uranium, et
génère des déchets à longue durée de vie. Sur ces deux questions les
réacteurs à neutrons rapides apportent une réponse techniquement
éprouvée : la surgénération, en permettant d’utiliser le plutonium issu
du retraitement des combustibles usés, et l’uranium appauvri,
sous-produit de l’enrichissement, diviserait par 10 le volume des
déchets produits, et assurerait notre autonomie en matière de ressources
en uranium et d’autonomie énergétique pour un bon millier d’années au
rythme actuel de consommation.
Actuellement,
et contrairement à ce que la doxa verte affirme, personne n’est capable
de dire quelle proportion d’énergies décarbonées non nucléaires est
compatible avec nos sociétés industrielles. Ce n’est pas une question du
coût des renouvelables, qui baisse constamment, c’est une question de
physique. On ne sait pas quelles sont les capacités de stockage
réalistes, on ne sait pas les modifications indispensables du réseau de
distribution, on ne sait pas quelle part de production et de
consommation localisées est compatible avec un mix énergétique donné, et
enfin la production à partir d’énergies fossiles d’une électricité
décarbonée rendue possible par un stockage de masse du CO2
est à ce jour un vœu pieux. Dans cette situation, faire le pari qu’on
pourra se passer du nucléaire relève plus de la méthode Coué que de la
saine gestion politique. La France devrait rester, au moins pour les
décennies à venir, un pays à forte composante nucléaire, et c’est
d’ailleurs ce qui avait été maintes fois répété par le président
Emmanuel Macron. Mais il ne semble pas évident, au moins au vu des
dernières décisions, que la cohérence soit une vertu majeure de
l’actuelle politique énergétique.
DES CONSÉQUENCES EXIGEANTES POUR UN NUCLÉAIRE DURABLE : LA FERMETURE DU CYCLE
La
présence d’une composante importante d’électricité nucléaire impose de
regarder en face deux problèmes : la gestion des déchets (l’aval du
cycle) et la gestion des ressources. La politique de « fermeture du
cycle des matières nucléaires », clé de voûte de la politique
électronucléaire responsable depuis presque cinquante ans, vise à éviter
l’accumulation des déchets nucléaires, dont le déchet majeur est le
plutonium alors que c’est un excellent combustible fissile, et à tirer
le maximum d’énergie des matières premières issues du minerai d’uranium.
Cette clé de voûte a été pensée par un État stratège soucieux d’assurer
au pays, dans le sillage de la crise pétrolière des années 1970, une
indépendance énergétique.
C’est
aussi une condition pour un nucléaire durable et responsable, et c’est
bien là le problème… D’aucuns aimeraient bien que le nucléaire ne soit
pas durable, ce qui serait une excellente raison pour en sortir, et ils
ont parfaitement compris le point dur que les gouvernants actuels
semblent avoir quelques difficultés à comprendre. Il se trouve que les
réacteurs à neutrons rapides (RNR) sont capables de brûler tous les
isotopes du plutonium, et donc de transformer ce déchet en ressource.
Ils peuvent également brûler l’uranium naturel et l’uranium appauvri.
Les RNR peuvent donc transformer les déchets, en particulier le
plutonium, en ressource, et consommer toutes les matières fissiles
issues de la mine. Ce faisant, de facto, les RNR permettent une
gestion rationnelle de la ressource « site de stockage profond ». Parmi
les différentes possibilités techniques pour réaliser la fermeture du
cycle, le RNR à caloporteur sodium est l’option technologique la plus
mature. Arrêter le programme des RNR en arguant de solutions de
remplacement est au mieux aventureux, au pis malhonnête.
Ne
pas fermer le cycle condamnerait, à terme, le nucléaire dans notre
pays. Renoncer à cette option sans le dire forcerait la décision
politique de façon malhonnête en donnant de facto au nucléaire un
statut d’énergie de transition. Garder l’option de fermeture du cycle
laisse au contraire possible l’usage du nucléaire dans la proportion qui
sera nécessaire car à tout moment le flux de matières entrant et
sortant sera équilibré, sans accumulation, comme c’est le cas
actuellement de déchets non ultimes. Ne pas fermer le cycle, c’est
rendre le nucléaire non durable ni responsable : en faisant ce choix
aujourd’hui, on prive demain le politique d’une marge de manœuvre et, de facto, on « décide » à sa place.
Vous
me direz que d’avoir fait le choix du nucléaire dans les années 1970
conduit aussi à choisir « à la place » des générations suivantes, tant
est difficile la gestion de la longue durée dans ce domaine industriel.
Mais c’est un choix fait par les hommes politiques de l’époque en
réponse a une crise grave (le choc pétrolier). Par contraste, le choix
actuel n’a rien à voir avec la crise mondiale autrement plus grave du
réchauffement climatique. Le GIEC, pourtant peu enclin à tresser des
lauriers au nucléaire, déclare en 2018 que dans la lutte contre le
réchauffement climatique l’énergie nucléaire jouera un rôle essentiel.
Ce chapitre du rapport du GIEC a, semble-t-il, du mal à trouver son
chemin jusqu’au bureau où s’écrivent les discours enflammés de nos
chevaliers blancs du climat.
La
fermeture du cycle est une condition indispensable pour un nucléaire
durable et responsable, quelle qu’en soit la proportion. Les RNR sodium
sont la technologie la plus mature pour réaliser cette fermeture. C’est
le prix de l’uranium qui dictera la cinétique de déploiement de cette
ressource. Et le jour ou le prix de l’uranium le permettra l’industrie
qui sera prête avec une technologie éprouvée aura un avantage
concurrentiel considérable. Mais il faut avoir une idée bien singulière
de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se
positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par
miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. Une
telle idée ne peut germer quand dans l’entrelacs de neurones de hauts
fonctionnaires qui, pour reprendre le mot féroce de Rivarol, ont « le terrible avantage de n’avoir jamais rien fait ».
C’est pourtant ce que l’arrêt du programme ASTRID signifie : le
renoncement à construire, tout en prétendant conserver la compétence.
PENDANT CE TEMPS, AILLEURS DANS LE MONDE…
Au
prix d’une pirouette rhétorique, la fermeture du cycle du combustible
demeure la politique officielle de la France. Pour faire bonne mesure,
on s’offrira quelques études sur des solutions technologiquement moins
matures (pour être bien certains qu’elles ne passent jamais à l’étape
d’industrialisation), on prétendra faire du multirecyclage en REP (alors
que les problèmes de redressement isotopiques du plutonium sont
largement non triviaux et que les décideurs industriels le savent… ou
devraient le savoir), et par une admirable tartufferie on renoncera à la
fermeture du cycle tout en prétendant le conserver. On peut être
admiratif de la manœuvre en termes de communication politique sans pour
autant considérer qu’elle soit digne d’hommes d’État.
Entre-temps,
le monde continue à tourner… et les grandes puissances engagées dans le
domaine du nucléaire, et qui ont choisi la fermeture du cycle du
combustible comme politique (suivant en cela l’exemple de la France),
s’engagent sur la voie de la réalisation concrète de réacteurs à
neutrons rapides refroidis au sodium (suivant la France dans ce choix,
mais ne l’imitant pas dans ses hésitations et ses inconséquences).
Le
premier béton du réacteur RNR-Na chinois CDFR-600 (China Demonstration
Fast Reactor de 600 MWe) a été coulé le 29 décembre 2017 à Xiapu, dans
la province de Fuijan. Ce réacteur est conçu et construit par CNNC
(China National Nuclear Corporation). Le planning actuel prévoit sa mise
en service en 2023. Cette construction se déroule dans la prolongation
du programme sur les RNR refroidis au sodium qui se déroulait au CIAE
(China Institute of Atomic Energy), près de Beijing. C’est dans ce
centre que le réacteur CEFR (China Experimental Fast Reactor), un RNR-Na
de 65 MWt/20 MWe a été construit, et mis en service en 2010. Ce
réacteur a été acheté à la société russe OKBM Africantov qui en avait
assuré la conception et la fabrication. Il y a plusieurs années, des
négociations avaient également eu lieu à haut niveau quant à l’achat de
deux réacteurs BN-800 identiques à celui mis en service en 2016 à
Beloïarsk, en Russie. Ce projet d’achat de réacteurs BN-800 semble
abandonné. Les relations techniques entre la Chine et la Russie sur les
RNR-Na restent cependant très fortes et bien développées. CNNC annonce
que les RNR-Na seront la principale technologie déployée en Chine au
milieu de ce siècle. Ils prévoient une série de cinq CDFR-600 devant
être construits pour 2030, suivie du projet commercial CFR-1000 déjà à
l’étude. Concernant le combustible, CNNC annonce que le CDFR-600
utilisera du combustible mixte d’uranium et de plutonium (MOx RNR) avec
des performances de 100 GWj/t de taux de combustion. Toutes ces
informations étaient connues du gouvernement français au moment de sa
décision d’arrêter le projet ASTRID.
Si
nous devons aller vers des horizons culturellement plus proches de ceux
des princes qui nous gouvernent, prenons l’exemple de la société
TerraPower appartenant à Bill Gates. Aux États-Unis TerraPower promeut
un concept de RNR-Na appelé Traveling Wave Reactor, dont les dernières
évolutions de design sont finalement très proches d’un RNR-Na classique.
TerraPower et CNNC ont créé un joint-venture en octobre 2017 pour le
codéveloppement du TWR.
Le
volontarisme chinois, tout comme l’implication forte de la Russie ou
les développements soutenus par Bill Gates semblent bien indiquer que «
le train se met en route ». Les Japonais eux-mêmes étaient largement
partie prenante du programme ASTRID, témoignant là aussi d’un État
stratège. Ce train, celui des réacteurs à neutrons rapides, bénéficie
des travaux menés en France depuis 1957 avec le réacteur expérimental
Rapsodie à Cadarache, opérationnel en 1969. Malgré l’arrêt de
Superphénix (là aussi résultant d’arrangements politiques
d’arrière-cuisine), réacteur conduisant au développement du combustible
MOx pour utiliser au moins partiellement le plutonium, ces travaux nous
positionnaient encore il y a quelques années en tête des grandes nations
industrielles sur ce sujet. Mais il semble que, toujours créatifs dans
notre capacité à manquer les rendez-vous de l’histoire, la France
s’apprêter à descendre d’un train que nous avons contribué à construire,
au moment même où il va partir !
COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
Alors
que la nécessité de conserver, au moins pendant quelques décennies, un
parc électronucléaire important semble comprise par les dirigeants, les
conséquences d’une telle décision ne semblent pas avoir été intégrées.
Les arguments contre le nucléaire : stockage de grandes quantités de
déchets et dépendance vis-à-vis des importations d’uranium, sont
rationnellement contraignants dès lors qu’on s’est privé de la solution
des réacteurs à neutrons rapides qui permet de les résoudre ! Mais
pourquoi se priver de cette solution ? Comme le disait Bossuet, « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes ».
L’argumentaire
pour renoncer à la filière RNR est simple, sinon simpliste : le besoin
d’utiliser l’uranium appauvri comme combustible n’est pas à courte
échéance (il faudrait un triplement du cours de l’uranium pour que les
RNR deviennent rentables comme réacteurs électrogènes en comparaison
avec les REP standards). Plus sournoisement, la question de requalifier
l’uranium appauvri en déchet, qui est la conséquence logique de l’arrêt
de la filière à neutrons rapides, ne se posera qu’aux successeurs de
ceux qui ont pris la décision. Et, en attendant que les réacteurs
rapides deviennent économiquement nécessaires, on parie que les énergies
renouvelables auront pris le relai. La baisse des coûts des énergies
renouvelables, passant sous silence les questions non résolues de
stockage massif et de renforcement du réseau qui contrebalancent ces
alléchantes perspectives, sert d’argument pour affirmer que la sortie du
nucléaire est inévitable et qu’on trouvera bien une solution pour peu
que les financements appropriés soient détournés de la recherche sur le
nucléaire à la recherche sur les renouvelables. Autrement dit, on saute
de l’avion en espérant bien pouvoir tricoter le parachute avant de
s’écraser au sol.
Le
raisonnement des Chinois, qui développent aussi massivement les
énergies renouvelables, profitant d’ailleurs largement des
investissements européens dans ce domaine, est le suivant : si le
nucléaire se développe (et il est en train de se développer massivement
en Chine, en particulier dans le cadre d’un partenariat… avec la
France), les besoins en combustible seront tels que ceux qui
maîtriseront les technologies des réacteurs à neutrons rapides auront un
avantage concurrentiel majeur. C’est un pari sur la nécessité d’une
contribution importante du nucléaire dans la lutte contre le
réchauffement climatique. C’est très certainement faux puisqu’ils sont
chinois et que nos élites politiques savent toujours tout mieux que tout
le monde ! Et qu’importe puisque dans trente ans nous pourrons, si
besoin, leur acheter cette technologie dont nous étions les maîtres. Nul
doute que, reconnaissants, ils nous l’offriront à bas prix !
On
a quand même un peu de mal à voir dans la position actuelle du
gouvernement autre chose qu’un exercice comptable ou un calcul politique
de verdissement de son image. En renonçant à la filière RNR, les
actionnaires seront heureux que l’électricien français ne s’engage pas
dans des dépenses pour un futur trop lointain (le futur, voilà un terme
bien étrange…). Pour avoir oublié la cohérence d’ensemble du parc
électronucléaire, de ses réacteurs et de ses combustibles et de
l’ensemble du cycle des matières, c’est le bien commun que l’on est en
train, consciemment ou non, de détruire.
Regardons
les choses en face et appelons un chat un chat : l’arrêt d’ASTRID est
une ânerie historique, le gâchis de soixante-dix années d’investissement
de la République, presque 1 milliard d’euros partis en fumée… Mais ce
n’est qu’un révélateur parmi d’autres de la déliquescence du tissu
industriel de notre pays et la décrépitude du service de l’État.
COMMENT DE TELLES DECISIONS SONT-ELLES POSSIBLES ?
Pour
qu’on puisse partir dans de tels errements, un certain nombre de
conditions doivent être réunies. Quand les décideurs ont un mode de
raisonnement exclusivement comptable, quand ils s’imaginent avoir une
stratégie alors qu’ils n’ont qu’une vision, quand ils pensent connaître
un sujet dès lors qu’ils savent en faire un discours, quand ils croient
qu’il suffit d’un décret pour lancer, arrêter ou relancer une filière
industrielle parce qu’ils n’ont plus la moindre idée de ce qu’est un
outil industriel, il y a fort à parier que les décisions seront
médiocrement instruites. Dans le cas de la décision sur l’arrêt du
programme ASTRID, non contents de brader des décennies d’investissement
du pays, on tente de minimiser la décision en affirmant que, certes, on
ne construira rien mais qu’on conservera les compétences en poursuivant
des études. Comme s’il n’était pas évident, en observant les déboires de
la filière industrielle ces dernières années, qu’on ne conserve des
compétences industrielles qu’en continuant à construire et que c’est
l’absence pendant vingt ans de projet nucléaire d’envergure qui a
conduit à la situation actuelle. Il faut avoir une bien singulière
conception des compétences pour s’imaginer qu’on les conserve par des
« études papier » : une telle conception ne peut s’apprendre que dans
les plus prestigieuses écoles de formation de nos élites, et par une
fréquentation assidue des couloirs des ministères.
Si
on peut pardonner au politique de manquer cette vision, et de sacrifier
une stratégie a des visées électorales, au moins ont-ils l’excuse de ne
pas savoir. Mais quand ils sont servis par des hauts fonctionnaires
qui, faute d’avoir jamais pratiqué la science et la technique, allient
une incompétence encyclopédique sur les aspects scientifiques et
industriels à une mentalité de courtisans qui s’imaginent qu’obéir aux
princes est synonyme de servir l’État, les derniers remparts contre les
décisions techniquement absurdes cèdent.
CONCLUSION : UN CAS D’ÉCOLE DE L’ÉTAT STRATÈGE À L’ÉTAT CAMÉLÉON
Au-delà
de l’erreur stratégique que constitue l’abandon de la filière à
neutrons rapide et de l’hypocrisie – ou de l’ignorance – consistant à
prétendre garder la politique de fermeture du cycle, le nucléaire sert
une fois encore, pour son malheur, de cas d’école pour mesurer la
dégradation des capacités de l’État stratège.
À
supposer, au bénéfice du doute, que nous ne soyons pas devant un cas de
cynisme total et de calculs électoralistes d’arrière-boutique, il nous
faut admettre que l’État, au plus haut niveau décisionnel, est incapable
d’avoir une vision globale de la question énergétique en général et de
la question du nucléaire en particulier. Cette incapacité résulte de
l’illusion de savoir quand on ne fait qu’effleurer, qui rend nos
décideurs incapables de bénéficier d’analyses scientifiques et
techniques dont ils ne ressentent pas même le besoin.
L’État
stratège, qui dans les années 1970 a pensé une politique énergétique
qui assurait l’indépendance du pays par un usage optimal des ressources,
a cédé la place à un État caméléon, qui rend le pays dépendant de la
Chine pour le photovoltaïque et le met entre les mains de la Russie pour
l’approvisionnement en gaz…, tout en s’autorisant de la lutte contre le
réchauffement climatique alors que rien dans cette lutte ne justifie la
décroissance de l’énergie nucléaire.
Cette
accumulation de contresens donne aux dirigeants actuels, par cette
décision d’arrêter le projet ASTRID, le douteux privilège de rentrer
dans l’histoire non pas par la grandeur des projets qu’ils pourraient
lancer mais par l’incapacité à comprendre la valeur des projets dont ils
ont hérité et dont ils décrètent l’arrêt avec une légèreté confondante.
Par
charité, on peut mettre cela sur le compte de l’inexpérience, mais
alors rappelons-nous la parole de l’Ecclésiaste : « Malheur à la ville
dont le prince est un enfant. »
*YVES BRÉCHET est membre de l’Académie des sciences.
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A propos de …
Qu’est ce que le projet ASTRID ?
Le
projet ASTRID avait pour objectif la conception et la réalisation d’un
réacteur à neutrons rapides de 4ème génération de 600 MWe afin de
réaliser une démonstration industrielle des options innovantes retenues
pour ce réacteur et de disposer le moment venu d’un retour d’expérience
important pour fiabiliser le déploiement d’une filière industrielle. Le
projet s’appuyait sur deux piliers : la R&D et les études
d’ingénierie. Même si le principe de la technologie est le même que pour
Superphénix (lui-même arrêté par le gouvernement Jospin, pour des
raisons politiques), ASTRID devait amener la conception des réacteurs
précédents aux standards de sûreté les plus modernes, y compris la prise
en compte dès la conception des leçons tirées de l’accident de
Fukushima. Il devait aussi permettre de prendre le temps du retour
d’expérience d’exploitation avant le déploiement industriel et mettre à
profit ce retour d’expérience pour améliorer les performances, du
combustible par exemple, de sorte d’améliorer la compétitivité d’une
future filière. Avant les demandes gouvernementales de réduction
budgétaire, le projet impliquait environ 300 temps pleins au CEA et
autant du côté des 14 partenaires industriels, en particulier ce qui est
aujourd’hui Framatome, mais aussi Bouygues, Alstom et d’autres, avec un
budget annuel situé entre 80 et 100 millions d’euros. Fin 2017, plus de
800 M€ avaient déjà été consacrés à ce programme. Le projet, piloté
par une équipe d’environ 30 personnes au CEA, a débuté en 2010.
L’avant-projet sommaire a été terminé fin 2015 et l’avant-projet
détaillé a été lancé début 2016. Cet avant-projet détaillé n’ira pas
jusqu’à son terme en raison des décisions prises en 2018.
Qu’est ce que la fermeture du cycle ?
Cette
stratégie consiste à utiliser le plutonium conjointement avec l’uranium
appauvri, pour en faire un combustible qui, dans le réacteur, régénère
le plutonium et in fine, conduit a consommer uniquement de l’uranium
appauvri qui de déchet devient ressource. Le cycle actuel effectue ce
qu’on appelle le mono-recyclage (c’est le combustible MOX) mais ne peut
effectuer de multi-recyclage, le cycle des RNR devait être capable de
multi-recycler le plutonium. Le parc actuel de 60GWe, base sur cycle
actuel avec mono-recyclage en réacteur à eau pressurisée sous forme de
MOX, consomme chaque année 8000 t d’uranium naturel par an, conduisant a
6900 t d’uranium appauvri, 940 tonnes d’uranium de retraitement, 40
tonnes de déchets ultimes (immobilisés dans des matrices de verre), 120
tonnes de combustibles MOX usés (entreposés en piscine actuellement)
contenant 7 tonnes de plutonium. La même puissance fournie par un parc
de Réacteurs a Neutrons rapide peut fonctionner avec l’uranium appauvri
déjà disponible (à raison de 40t/an, le stock actuel de 300000t) et ne
nécessite donc pas d’importation minière (pendant 7500 ans !). Et la
quantité de déchets ultimes reste de 40t/ans et 10 fois moins de déchets
à vie longue (dont le Plutonium est le plus abondant). Avec son « cycle
fermé », le RNR utilise environ 100 fois mieux la ressource naturelle
que les réacteurs à eau légère comme les REP, stabilise le bilan en
Plutonium et ne dégrade pas le bilan en déchets à vitrifier.